Le roman de Renard

septembre 27, 2008

1.2

Arrivé chez lui, Renard a un peu de temps à tuer avant de partir pour son rendez-vous qui lui coûte une journée de salaire. Ne sachant trop que faire, assis dans sa salle à manger, le pouce appuyé sous le menton, ses quatre doigts disponibles en éventail, il regarde fixement le mur devant lui. Perdu dans sa contemplation, il n’y a que l’instant qui le soumet, empêchant l’externe de l’atteindre, reléguant momentanément son grand projet aux oubliettes.

En accord avec ses réflexions et ses valeurs, il consultait peu ou rarement les médias d’information, car tout ça lui brisait trop facilement le moral, et il avait peur de devenir insensible à force d’être confronté au malheur. Donc, il trouvait logique, et aussi absurde, que la majorité des gens, malgré leur connaissance de ce qui ne tourne pas rond dans ce bas monde, ne se soulèvent pas, que rien ne change, qu’aucun vent de révolution ne puisse les faire se lever de leur fauteuil. L’Improbable Croisade Du Changement. L’Utopique Réveil Du Nombre. Que cessent enfin les luttes qui démembrent l’Humain. Ce vain espoir souvent le chagrinait et, depuis qu’il avait l’âge de raisonner, il constatait que son propre patronyme était incongru pour cette raison : Sanschagrin, aussi bien nommer une brebis un loup!

Par contre, son prénom le rendait assez fier : Renard, animal superbe au pelage feu de brousse. Sa mère, à l’âme d’artiste, lui avait déniché ce prénom zoologique — malgré les réticences de son père — parce qu’il arborait déjà à sa naissance une touffe de cheveux d’un roux tendre. Bien que le roux pour un homme soit souvent perçu comme une malédiction dans ces contrées où le brun et le blond ont la cote majoritaire (surtout durant l’enfance où on le comparait trop souvent à une carotte), Renard était parvenu dès l’âge adulte à se complaire de son état capillaire après s’être adonné à l’adolescence au travestissement à l’aide de la teinture. Même qu’il le percevait maintenant comme un don du ciel, une marque d’originalité; ce qui pour lui le rendait encore plus unique, plus lui-même, moins semblable… N’empêche que le reste de sa personne se confondait dans la masse : ni grand, ni petit, et comme plusieurs souffrant d’un léger problème d’embonpoint (les circonstances de son sevrage de nicotine le poussaient depuis quelque temps à s’organiser des surprises-parties auprès du réfrigérateur entre les repas).

Sortant de sa torpeur, d’un pas lent, il se dirige vers la salle de bains. Alors qu’il se nettoie les mains, son regard oscille entre le désir de considérer son propre visage ou de veiller à la bonne marche de son toilettage. Les mains propres, il s’asperge le visage et, après s’être essuyé avec une serviette, étudie ce que la glace lui renvoie. La perception de son reflet fluctuait selon son humeur, mais elle était généralement bonne. Sept sur dix.

Comme les gens aiment bien faire des rapprochements physionomiques, on lui trouvait des ressemblances avec des personnalités diverses dont il ne parvenait pas toujours à décortiquer le sens; c’était selon : des beautés ou des laiderons se mélangeaient au gré des saisons. Souvent, Renard pouvait se sourire à lui-même et apprécier ce qu’il voyait. Paradoxalement, il était convaincu qu’en vérité son apparence était moins que passable, car il croyait son jugement trop optimiste et, toujours, lorsqu’il apercevait un homme beau à ses yeux, un sentiment de dénigrement total l’inondait, comme si quelqu’un lui plongeait la tête de force dans un lac glacial.

Se dégageant de l’envoûtement du miroir, il se dirige vers sa chambre, l’antre du désir et du répit. Il s’installe dans son lit, sur le dos, les bras en croix. L’œil gauche à peine entrouvert, il fixe l’ampoule nue au plafond, observant attentivement les formes évanescentes que crée son liquide lacrymal, ainsi accumulé entre les cils. Chaque mouvement de sa paupière, même très subtil, organise le flux lumineux selon des arabesques changeantes, et il tente en vain de retenir le plus longtemps possible celles qu’il trouve belles.

Renard avait hérité de sa mère son côté bohème, lyrique, expressif. Par contre, son héritage paternel était beaucoup plus difficile pour lui à concilier : son père était plus méthodique, cartésien. Le rouquin avait retenu sa majoritaire absence et son regard fatal lorsqu’il était présent, trop souvent à la main lourde de conséquences pour son arrière-train. Cela lui avait donné tout au long de sa jeune vie une raison d’être différent, un mutin, afin de fuir le legs de cet homme comme on fuit la lèpre. Et, pour toutes ces raisons, il avait beaucoup de difficulté à accorder la gamme de son tempérament éclaté, s’écartant du problème le plus possible, se réfugiant souvent dans un statu quo malsain.

Son corps répondant à l’agitation de sa conscience, il se recroqueville comme un fœtus, retrouvant instantanément ses années d’études en art visuel, ce qui est loin de le mener vers des pâturages plus verdoyants.

Avec courage et passion, mené par la fougue du début de l’âge adulte, il avait opté pour une carrière d’artiste professionnel : expositions, concours, bourses; un salaire misérable jusqu’à une possible consécration — qui risquait fort d’arriver après sa mort, si cela devait arriver! —, mais une vie consacrée à l’art avec un grand A, pour lui, ça pouvait compenser. Cette volonté d’être plutôt heureux que riche lui demandait beaucoup de courage et la passion était le seul moteur possible. Le problème, c’est que même dans ce milieu soi-disant ouvert il se sentait comme un extra-terrestre sur la mauvaise planète. Sanschagrin avait sans aucun doute du talent, mais trop peu de désir de comprendre le fonctionnement et les rouages du métier, car c’est bien d’un métier dont il s’agit; et bien qu’il mit beaucoup d’efforts et considérablement de temps, tant dans la mise en chantier de ses œuvres que dans la réflexion propre à sa démarche, la réticence de ses professeurs et des étudiants devant ses idées hors normes et sa quête d’originalité eut finalement raison de lui. Il abandonna tout avant la fin de ses études universitaires pour bifurquer vers le graphisme, autre domaine qui l’intéressait. Il préférait accepter d’être une vraie pute que de se déguiser autrement et en être quand même une, ne voulant pas adhérer à un système qui ne voulait l’intégrer qu’à la condition de faire exactement ce qu’on attendait de lui.

Le renard ouvre franchement les yeux, s’installe en position assise, et projette son regard autour de lui. Les murs de sa chambre sont recouverts d’une tapisserie étrange composée de feuilles de journaux découpées en lanières, dont il avait gardé une bande d’environ trois centimètres intacte pour pouvoir les accrocher avec deux punaises, tout cela reposant également sur des pages de journaux entières recouvrant toute la surface. Que des pages en noir et blanc. Le résultat est très texturé pour l’œil et le simple va-et-vient dans la chambre provoque un mouvement de la tapisserie. Renard se disait qu’il avait réussi à poétiser le texte journalistique. Les rares visiteurs qui ont pu voir cette chambre en ont été perplexes, et encore plus rares sont ceux qui ont posé des questions.

Il avait élaboré d’autres projets avec cette idée de la tapisserie de papiers journal. Un de ceux-là consistait à reproduire exactement l’installation des murs de sa chambre dans une galerie d’art et de simplement ajouter au centre de la pièce un jerricane d’essence et une boîte d’allumettes. Un autre projet consistait à recréer une cuisine dans une galerie, mobilier inclus, et de tout recouvrir de ce papier. Or ces deux idées d’oeuvres, qui s’inscrivaient dans des projets d’expositions plus complexes, furent rejetées et Renard cessa d’envoyer des dossiers aux galeries d’art par la suite.

Effectivement, son amour-propre piquait dangereusement du nez quand quiconque n’abondait pas dans le même sens que lui. Difficile pour un artiste de déposer ses viscères sur un plateau d’argent et de les voir ainsi malmenées, écrabouillées et assaisonnées à la sauce d’autrui. Empathique de nature, le renard recevait les bémols et les arguties des autres comme des taloches qui le blessaient personnellement.

Cette réclusion fut la pierre angulaire de son choix de vie. Il se devait de se retirer pour cultiver son jardin d’Éden, élever des remparts, se constituer des forces herculéennes pour ne plus se faire imposer quoi que ce soit. Trouver la voie. Sa voix.

Son entrée dans le monde du graphisme constituait pour lui une manière comme une autre d’arriver à ses fins. En reportant ses ambitions artistiques à plus tard — du moins au niveau de son statut —, sans pour autant les réprimer, il n’aurait dorénavant aucun choix à faire sur le contenu de son travail, mais pourrait exploiter ses talents d’esthète en attendant d’être fixé. Un bon salaire, une bonne part de créativité : art et affaire, quel bon ménage! Avant qu’il ne puisse être en mesure de s’imposer, à quoi bon demeurer dans un domaine prétendument intègre où le nombre de contacts et le rayonnement social — et même souvent seulement un beau petit cul — l’emportaient sur l’investissement de soi et l’authenticité? Il savait bien que c’était partout pareil dans cet univers ultra compétitif, mais il avait osé croire que ce serait différent en art visuel : la découverte de tellement de génies après leur mort aurait dû changer la mentalité du milieu avec le temps. Dans le cocon de sa naïveté, il avait eu l’audace de penser que maintenant on cultivait le génie dans les écoles d’art et non des clones de moutons. Il n’avait jamais voulu faire comme les autres et maintenant qu’il faisait pour d’autres, sa responsabilité ne dépassait pas les heures de bureau. Comment il occupait son temps en dehors ne concernait que lui…

*

La veille, Renard était sorti de chez lui dans la nuit avec un sac. Montréal brillait comme un sapin de Noël déglingué. Il se rendit jusqu’à la rue Ontario et s’installa tout près d’un mur en bois qui bloquait l’accès à un édifice en construction. Le mur était jonché d’affiches. De son sac, il avait sorti un pot rempli de colle et un pinceau moyen. Comme il l’avait fait pour sa chambre, son sac contenait des feuilles de journaux découpées en lanières. Il aurait pu recouvrir le mur au complet de ces feuilles, mais il voulait faire autrement cette fois-là et il avait opté pour une accumulation qui créerait une touffe de papier en collant chaque feuille une par-dessus l’autre par la partie indemne, laissant le papier libre flotter au vent. Par chance, aucune patrouille de police ne passa par là pendant qu’il s’exécutait et il put tout faire en peu de temps, prenant une photo avec flash avant de partir. Au matin, avant d’appeler son patron, il y était retourné pour prendre une deuxième photo; et tous les matins suivants, il y retournerait, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de son œuvre par la force du vent et du hasard, qui deviendrait par transmutation une séquence photographique.

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